Gaston Lagaffe dormant dans la réserve

Payés à rien foutre : et si on brisait enfin ce tabou ?

© Gaston Lagaffe, comédie de Martin-Laval

La chercheuse Sophie Rauch étudie ce que font les gens quand ils prennent des pauses au bureau. Son travail questionne la nécessité d' « engager » les salariés, souvent rabâchée dans les théories de management.

Scroller sur Instagram, se faire un thé, discuter de ses vacances ratées… Au bureau, nous passons un certain temps à ne pas travailler. Tout le monde le fait, peu l’assument. Ces activités ont longtemps été étudiées comme des gênes, des obstacles à la productivité. La chercheuse Sophie Rauch, doctorante en gestion autrice de « Couvrez ce non-travail que je ne saurais voir » : dans l’intimité des pratiques de non-travail au travail, a voulu les étudier sous un jour nouveau. Elle s’y est d’abord intéressée en regardant la sitcom The Office. Une série américaine où les personnages, employés d'une société de vente de papier, passent leur temps à ne rien faire, et qui met à mal toutes les théories classiques de management. Elle a poursuivi ses recherches dans son travail de thèse. Cette fois-ci, elle s’est intéressée au non-travail de bureau des gens « de la vraie vie ». Pour cela, elle a demandé à 30 participants – juges, community managers, chef de projet, journalistes… – de tenir des carnets de bord dans lesquels ils inscrivaient leurs moments de non-travail. De quoi découvrir un pan de leur intimité, et analyser la manière dont ils perçoivent leur travail - et leur non-travail. 

Que font les gens quand ils ne travaillent pas pendant leurs heures de bureau ?

Sophie Rauch : Cela dépend du contexte. Au cours de mon enquête, j’ai comptabilisé 38 activités différentes (achat en ligne, être dérangé, s’inventer une activité, traînasser, grignoter…). Elles varient beaucoup d’un métier à l’autre. Un journaliste financier considère par exemple que les réunions sont du non-travail car elles l’empêchent d’avancer sur ses articles. Les managers, eux, estiment que d’être dérangés c’est du travail. 

Il y a le non-travail intrapsychique : celui qui n’est pas visible de l’extérieur, quand on décroche en réunion ou en lisant un texte par exemple. Parfois les participants eux-mêmes ont du mal à l’identifier. On trouve par ailleurs le non-travail individuel : où l’on s’isole pour jouer sur son téléphone par exemple, et le non-travail collectif – les échanges de ragots, les débriefs après les réunions ineptes. Et puis il y a le non-travail prévu par l’organisation : les team buildings, par exemple. Ils virent souvent à l’enfer puisqu’on doit jouer sur différents tableaux : faire semblant de s’amuser, ou de se livrer à son patron. Cela peut aussi être un non-travail lié à une mauvaise organisation de l’entreprise, ou une activité inutile...

De plus, les activités pratiquées convoquent des émotions plurielles : positives, négatives, voire neutres. C'est-à-dire que ces activités peuvent être subies ou voulues, mais aussi ne rien susciter du tout, et c'est combinatoire. Par exemple, on peut être d'abord irrité d'être dérangé dans son travail, puis se laisser entraîner et trouver cela plaisant in fine. J'en ai donc conclu que ces activités étaient processuelles, dynamiques, et cela explique qu'elles épousent si bien le quotidien de travail !

Certains témoignages vous ont-ils surpris ? 

S.R. : Une chargée de projet s’est retrouvée dans un département fantôme, c’est-à-dire que personne ne sait qu’il existe dans l’entreprise. Au point que le nom de l’un de ses collègues a disparu de l’organigramme. C’est un témoignage assez étrange car son journal de bord ressemble aux autres. Tout ce qu’elle fait pourrait être considéré comme du non-travail car en pratique cela ne sert à personne. Mais elle se trouve des missions, suit des formations… Elle dit trouver un équilibre, et espère tout de même changer de département. 

Vous dites qu’il y a une forme de tabou, puisque l’on trouve parfois des stratégies pour masquer le non-travail…

S.R. : Oui, certains singent le travail. L’illustration la plus éloquente c’est la recherche d’un nouvel emploi en ligne. On a l’air concentré mais on ne travaille pas sur ses missions. Idem pour la procrastination en ligne. Certains inscrivent des réunions avec des collègues qui sont en fait leurs amis dans leur agenda partagé. Une autre stratégie consiste à utiliser les pauses admises ou physiologiques pour faire une pause psychique – aller chercher de l’eau même si on n’a pas soif par exemple. D’autres justifient le non-travail, en instaurant des rituels d’installation. Un participant me dit que dès qu’il est interrompu, il lit un article de presse pour se remettre ensuite à travailler. Pour certains, trier des mails, faire de l’administratif n’est pas considéré comme du travail, mais ils estiment que c’est une manière de faire une transition. 

On masque ce non-travail car il y a une connotation morale forte, reposant sur un postulat assez simple : le fait qu'au travail, on doive travailler, ce qui est en pratique très difficile à maintenir au cours d'une journée de travail. C'est donc paradoxalement tabou et représentatif du quotidien de travail au bureau.

On a tendance à penser que la généralisation du télétravail et du désengagement (parfois appelé quiet quitting), rendent notre époque davantage propice au non-travail. Est-ce le cas ? 

S.R. : Le non-travail n’est pas nouveau. C’est le point de départ de plein de théories classiques en management. C’est le point de Taylor, qui met en place la division du travail pour contrer la flânerie des ouvriers. Marx note que les pauses sont un point de bataille entre capitalistes et travailleurs. Dans Le Capital, il explique que les capitalistes luttent pour étendre la journée de travail (sa durée légale) et à l'intérieur de l'espace-temps de la journée de travail (dans la fabrique), pour l'intensifier en réduisant tous les temps improductifs. Max Weber parle de l’éthique protestante comme étant l’ossature morale de l’essor du capitalisme. Cette éthique protestante passe par un affairement constant et le fait d’avoir l’air sérieux.

Beaucoup de chercheurs s’intéressent à ces questions. Mais la lecture qu’on en fait d’un point de vue théorique n’est peut-être pas la bonne. On a tendance à analyser ce sujet au travers de la productivité, de l’efficacité, c’est-à-dire par rapport au travail… Or ces activités de non-travail questionnent fondamentalement cela. Elles ne sont ni utiles (du moins pas directement), ni efficaces. Elles ont une partie autotélique : elles se déroulent pour elles-mêmes. Elles contredisent la rationalité que l’on prête au travail et les valeurs qu’on y associe. Mais paradoxalement, elles constituent le quotidien de beaucoup de personnes.

Qu’est-ce que cette recherche vous a révélé de notre rapport au travail ? 

S.R. : Réfléchir aux activités de non-travail permet de remettre en question la théorie selon laquelle il faudrait absolument engager les gens au travail. Il y a une injonction à rendre le travail plus fondamental qu’il ne l’est, que cela soit en recherche et dans les médias dominants. On met rarement en avant l’idée que l’on peut avoir un travail sans lui donner un sens profond, qu’on le fait de façon alimentaire, en trouvant du sens ailleurs. Il faudrait absolument trouver du sens alors même que les gens ne sont pas véritablement heureux au travail. Cela crée une double injonction : être content d’avoir un job car tout le monde n'en a pas, et parvenir à s’y épanouir. 

Ce qui m’a extrêmement intéressé, c’est que certains participants étaient spontanément désengagés. Ils affirment que le travail n’est pas leur vie, qu’ils se réalisent par ailleurs dans autre chose. D’autres étaient au contraire très impliqués, convaincus du bien-fondé de leur métier mais étaient en souffrance. L’implication au travail n’a donc pas grand-chose à voir avec le fait d’être heureux. Parfois plus on est impliqués, plus on est malheureux. 

L’autre chose qui m’a frappée, c’est que tous revendiquent le fait d’être de bons professionnels. La notion de professionnalisme n’est donc pas claire – puisque pour certains on peut être professionnel en étant désengagé. Il y a donc dans les activités de non-travail non pas tant de l'anti-professionnalisme qu'un conflit de professionnalisme ou contre-professionnalisme. Ce conflit est déjà abordé par de précédentes recherches. Les travaux de la sociologue Valérie Boussard et du psychologue du travail Yves Clot montrent notamment une tension entre professionnalisme de métier (les gens "du terrain"), axé sur la qualité, et un professionnalisme « d'en haut », plutôt basé sur les chiffres, le respect des délais… Mais ces chercheurs-là considèrent que les activités "en périphérie" sont en fait le travail réel, ce qui me semble, ici encore, traduire une obsession du travail. Si ces activités peuvent aider (non directement) le travail, elles n'en sont pourtant pas tout à fait, et ne sont pas que cela. 

Le non-travail peut-il être une forme de revendication ? 

S.R. : Certains participants ont eu des expériences professionnelles traumatisantes – licenciement économique notamment – et, en réaction, ont décidé de se désengager émotionnellement. 

Le non-travail peut aussi être le signe d’une critique de l’organisation. Mais dans ces cas, la critique n'est pas tant anti-travail, elle est souvent dirigée contre des tâches et/ou des personnes. Certains vont effectivement plus loin et critiquent leur organisation, voire tout un secteur. La revendication traduit une exigence professionnelle en conflit avec ce qui est demandé. La critique peut être masquée (psychique), ou plus ouverte (collective par exemple). Je l’ai lue comme précisément une preuve d'engagement contrariée, et non comme du désengagement...

Les gens voudraient travailler, et bien, mais ils n'y parviennent pas forcément. Et lorsqu'ils veulent délibérément ne pas travailler (tout en restant professionnels et efficaces par ailleurs), les attendus organisationnels les en empêchent et les font culpabiliser.  

S’il y a autant de moments non travaillés, on pourrait envisager d’avoir des heures de bureau plus réduites…

 S.R. : Le non-travail n’est pas du temps libre ; une grande partie de mon travail théorique a été de justement les différencier. Car on reste à l’intérieur de l’espace-temps du travail. Et cela pose des questions civilisationnelles intéressantes. Si on accorde autant d’importance aux valeurs du travail, cela signifie qu’on le laisse rogner sur les autres temps de la vie. Cela pose la question de la réduction du temps de travail effectivement. Essayer de déterminer ce qui, au sein du travail, est utile, efficace, ou ne l'est pas, permet de reposer la question des conditions de travail, voire de sa finalité. Il faudrait déjà se questionner individuellement sur l’organisation de son temps. Est-ce qu’on préfère rester au bureau pour discuter avec ses collègues, ou accomplir son travail et repartir ? Certaines personnes passent pour des sociopathes parce qu’ils n’ont pas spécialement envie de se faire des amis au travail. À l’inverse, des gens ont pour seul attrait le collectif. Et cela ne dit pas grand-chose sur leurs compétences, leur professionnalisme, ni du sens qu'ils peuvent donner à leur travail !

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
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commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    Dans cet article un postulat est posé : le "non travail est inutile" Il me semble que l'on interroger ce postulat
    Se donner des respirations pour faciliter le transition entre deux réunions ou pour reprendre un peu de distance avec une production un peu complexe ; prendre le temps de de dialoguer avec ses collègues, - y compris de sujets non professionnels - pour mieux se connaitre et avoir plus de fluidité dans les relations, prendre soin de soi en prenant le temps de boire ou de marcher 5 mn, sont ils vraiment de actes inutiles ? Et que dire des fameuses rencontres à la machine à café ? l'univers "du travail" est un univers social et cette dimension doit selon moi prendre toute sa place

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